La décision sans informations passées

Jusqu'à présent dans tous les cas de décision en incertitude que nous avons analysés, nous disposions d'informations passées et nous sommes parvenus à améliorer la qualité de ces informations. Mais comment prendre une décision si nous ne disposons pas d'informations passées correspondant à des faits réels passés? Il est évident que nous disposons d'informations, mais ces informations sont seulement associées à notre problème, elles ne sont pas reproductibles dans le futur, ce sont plutôt des croyances auxquelles nous attribuons une valeur. Y a-t-il moyen d'ordonner ces informations pour décider?

Prenons un exemple. Jean et Louise s'aiment depuis un an. Jean travaille en Afrique et veut faire sa situation à l'étranger. Louise travaille en Belgique et pense qu'elle a plus de possibilités de carrière dans son pays. Du fait que Jean et Louise travaillent dans des pays différents, ils n'ont vécu ensemble que pendant de courtes périodes totalisant deux mois. Jean vient d'obtenir une promotion en Afrique et demande à Louise de le rejoindre.

Louise doit décider si elle va rejoindre Jean.

Si Louise va rejoindre Jean, elle sera heureuse avec lui. Mais elle n'en est pas certaine. Si elle n'est pas heureuse avec Jean en Afrique, elle pourrait être heureuse avec un autre, mais elle croit que cela sera plus difficile en Afrique que dans son pays. De plus si elle part, elle croit qu'elle ne trouvera qu'un travail moins intéressant que dans son pays. Si elle reste, elle ne sera pas heureuse, mais elle croit pouvoir rencontrer quelqu'un d'autre dans son pays et être heureuse avec cet autre. Par contre si elle reste, elle croit qu'elle trouvera un travail plus intéressant dans son pays qu'en Afrique. Pour Louise, quelque soit sa décision, partir ou rester, elle a l'impression qu'elle perdra toujours quelque chose. Comme Louise ne s'en sort pas, elle demande conseil à ses amies, et chacune lui donne son avis: "moi à ta place, je ferais ceci ou cela". Louise se rend bien compte que l'avis de ses amies représente peut être une expérience passée, mais que de toute façon elle ne peut pas supposer que cette expérience passée corresponde à des événements semblables dans le futur.

Louise peut commencer par classer les informations dont elles dispose: partir ou rester, avoir un travail intéressant ou peu intéressant, être heureuse ou pas heureuse. Elle peut tracer un arbre de décision qui lui permet déjà de voir plus clair.

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arbre de décision

A chaque situation Louise attribue une valeur: être heureuse avec Jean, avoir un travail peu intéressant. Pour comparer ces valeurs entre elles il faut leur attribuer une grandeur commune, une utilité. Comme les valeurs sont toujours positives, on choisira une échelle de 0 à 100. Louise peut déterminer l'utilité de son travail futur en fonction de ce qu'elle croit possible. Actuellement elle est secrétaire, ce travail la satisfait aujourd'hui mais elle aimerait bien faire quelque chose de plus intéressant. Vu son expérience et ses limites, elle croit qu'elle pourrait au maximum accéder à la fonction de chef de section et diriger une dizaine de personnes. De toute façon elle croit qu'elle peut obtenir une fonction d'assistante, qui est un poste qui a plus de valeur que celui qu'elle occupe actuellement. Louise se rend compte que si elle part à l'étranger il est possible qu'elle ne trouve qu'un travail d'employée, ou même pas de travail du tout. Elle peut maintenant classer les valeurs qu'elle attribue à chaque travail en attribuant une utilité à chaque fonction: secrétaire 50, chef de section 100, pas de travail 0. De même Louise peut dresser un tableau d'utilité de son bonheur: si elle n'est pas heureuse avec Jean, elle peut être heureuse avec un autre en Belgique ou à l'étranger, mais comme elle croit qu'il est plus difficile de trouver quelqu'un à l'étranger, elle attribuera des utilités différentes pour ces deux cas. Ces tableaux d'utilité représentent un classement des valeurs que Louise attribue à différents événements possibles.

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utilité du travail et du bonheur pour Louise

A partir de l'arbre de décision et des tableaux d'utilité, Louise peut maintenant dresser un tableau de décision. Si elle part elle croit qu'elle peut au mieux trouver un travail d'assistante (75) et au pire un travail d'employée (25). A l'étranger, si elle est heureuse elle sera heureuse avec Jean (100), et si elle n'est pas heureuse avec Jean elle croit qu'elle peut être heureuse avec un autre (25). Si elle reste elle croit qu'elle peut au mieux trouver un travail de chef de section (100) et au pire garder sa fonction actuelle de secrétaire (50). Si elle est heureuse ce sera avec un autre en Belgique (50), sinon elle ne sera pas heureuse en Belgique (25).

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tableau de décision

Louise pourrait maintenant additionner l'utilité du travail et l'utilité du bonheur pour trouver l'utilité totale de chaque situation. Mais en faisant cela elle a négligé des valeurs: la valeur qu'elle attribue à son travail et la valeur qu'elle attribue à son bonheur. Ce ne sont pas ces deux valeurs qu'elle doit connaître, mais plutôt le rapport entre ces deux valeurs, l'importance de son travail par rapport à l'importance de son bonheur. Ces deux importances peuvent être représentées par des grandeurs dont le total est égal à 1.

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Louise peut maintenant calculer l'utilité finale de chaque situation en additionnant chaque utilité multipliée par son importance, 75x0,5 + 100x0,5 = 87,5. Correspondant aux huit situations possibles elle obtient huit grandeurs d'utilité finale et elle peut compléter son arbre de décision.

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tableau de décision avec utilité finale: importance travail=0,5, importance bonheur=0,5

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arbre de décision avec utilité finale

Au départ Louise manipulait des idées sous forme de phrase et éprouvait des difficultés pour décider. A présent elle dispose de grandeurs représentants des valeurs et elle doit faire un choix entre ces grandeurs. Suivant sa tendance, optimiste, pessimiste ou prudente, Louise choisira l'un ou l'autre critère de choix.

Si elle est optimiste, elle est attirée par les utilités maximums, elle attribue plus de valeur à la notion de gain qu'à la notion de perte. Pour les deux actions possibles, partir ou rester, elle ne considère que les utilités maximums et choisit le maximum de ces utilités. Louise décide de partir. Elle utilise le critère maximax et à partir de ce moment elle croit que son choix est la meilleure solution.

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critère maximax

Si elle est pessimiste, elle est attirée par les utilités minimums, elle attribue plus de valeur à la notion de perte qu'à la notion de gain. Pour les deux actions possibles, partir ou rester, elle ne considère que les utilités minimums et choisit le maximum de ces utilités. Louise décide de rester. Elle utilise le critère maximin et à partir de ce moment elle croit que son choix est la moins mauvaise des solutions.

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critère maximin

Si elle est prudente, elle est attirée par la qualité de sa décision, plutôt que de considérer le gain ou la perte possible elle attribue une valeur au fait de ne pas se tromper. Si elle se trompe elle regrettera sa décision, comment peut elle minimiser ce regret? Pour les deux actions possibles et dans chaque situation elle peut calculer le regret en utilité. Dans la situation ou l'utilité est maximum ce regret est nul, car si cette situation se réalise elle ne regrettera rien. Dans chaque autre situation le regret sera la différence entre l'utilité maximum et l'utilité de la situation. Ainsi pour l'action de partir, la première situation correspondant à l'utilité finale maximum de 87,5 donne un regret égal à 0, la deuxième situation donne un regret égal à 37,5 ou la différence entre 87,5 et 50. Louise peut construire un tableau de regret, chaque regret correspondant à la valeur qu'elle attribue au fait que la situation n'est pas optimale. Pour chaque action elle peut déduire le regret maximum, et elle choisira le minimum de ces regrets maximum pour minimiser le regret d'une mauvaise décision. Louise décide de rester. Elle utilise le critère de minimum de regret et à partir de ce moment elle croit que son choix est la solution qu'elle ne regrettera pas d'avoir choisi.

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critère minimum de regret

Comme Louise est prudente, elle utilise le critère de minimum de regret et elle décide de rester. Louise se rend compte que sa décision est basée sur les valeurs qu'elle a attribuées aux différents événements possibles. Et si ces valeurs étaient différentes; sera-t-elle réellement beaucoup plus heureuse avec Jean qu'avec un autre, si elle reste trouvera-t-elle le travail de chef de section, son travail est-il si important par rapport à son bonheur? Il est maintenant facile de modifier ces valeurs et de refaire tout le raisonnement par le calcul. Après analyse, Louise pense que l'importance de son travail n'est que de 0,1 et modifie les valeurs qu'elle attribue aux événements selon le tableau suivant.

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tableau de décision: importance travail=0,1, importance bonheur=0,9

Après réflexion, Louise décide de partir, elle croit que son choix est la solution qu'elle ne regrettera pas d'avoir choisie.

Louise pourrait facilement faire varier les différentes valeurs attribuées aux événements et étudier l'influence de chacune de ces valeurs sur sa décision. C'est ce procédé qui est utilisé dans les sociétés pour prendre une décision en cas d'incertitude. En général les résultats des actions sont exprimés en grandeur monétaire, l'argent étant le dénominateur commun. Mais en réalité les décisions sont prises sur base de valeur. Le risque de perdre 100.000$ n'a pas la même valeur pour une grande multinationale ou une petite société familiale. De ce fait, la petite société aura tendance à utiliser les critères maximin ou de minimum de regret, alors que la multinationale aura tendance à utiliser le critère maximax. Dans tous les cas, attribuer une grandeur en utilité permet de se poser des questions, de communiquer et d'améliorer l'information.

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